La légende de Shahmeran

Un mythe est-il une histoire inspirée d’un événement réel, une œuvre de fiction née de l’imagination d’un conteur talentueux (préfigurant les futurs romanciers), ou encore une fable morale ?
Difficile à trancher. Ce qui est certain, en revanche, c’est que au-delà des spécificités culturelles qui l’ont façonné, un mythe véhicule des éléments intemporels et universels — une exploration des profondeurs de la nature humaine.

La légende

Dans les traditions orales kurdes, arméniennes et turques, Shahmeran, dont le nom signifie « Shah » (reine) et « Mar » (serpent), incarne une figure à la fois mystérieuse et bienveillante. Son histoire, mêlant amour, trahison et sagesse, commence avec Camsab (ou Cansab), un homme qui découvre par hasard son repaire secret : une grotte peuplée de serpents.

Là, il aperçoit Shahmeran sous sa forme hybride et envoûtante : un buste de femme d’une beauté éclatante, prolongé par un corps de serpent. Contre toute attente, elle l’accueille avec bienveillance et lui révèle les secrets du monde. Entre eux naît une histoire d’amour, mais aussi une relation de confiance.

Pourtant, au fil du temps, Camsab est rongé par la nostalgie de sa vie en surface. Shahmeran, le cœur lourd mais sincère, accepte de le laisser partir. Elle lui fait cependant jurer une promesse : ne jamais se baigner en présence d’autres hommes. Camsab retourne parmi les siens, tout en revenant régulièrement la voir en secret.

Un jour, le roi du pays tombe gravement malade. Un conseiller lui révèle qu’il existe un remède : manger la chair de Shahmeran. Mais comment la trouver, elle qui vit cachée aux yeux du monde ? Un sage propose alors une ruse : rassembler tous les hommes dans les bains publics et les rivières. Camsab, fidèle à sa promesse, refuse d’abord d’y aller. Mais forcé par les soldats, il est jeté à l’eau. Aussitôt, des écailles apparaissent dans son dos, trahissant son lien avec Shahmeran. Sous la torture, il finit par révéler l’emplacement de la grotte.

Shahmeran, capturée et amenée devant le roi, lui révèle :

« Celui qui mangera ma queue obtiendra la connaissance de toute chose.
Celui qui mangera ma tête périra sur-le-champ. »

Sans hésiter, le roi tranche la queue de Shahmeran. Désespéré, Camsab mord la tête pour la rejoindre dans l’au-delà. Mais quand le roi avale la queue, il meurt instantanément.

Camsab, rongé par le remords, décide de retourner au pays des serpents pour y être puni. Un sage lui barre la route et l’avertit : « Si tu continues, les serpents envahiront le monde et éradiqueront l’humanité. » Camsab renonce alors à son dessein. Le sage lui révèle qu’il a hérité de la sagesse de Shahmeran : la connaissance des plantes, des fleurs et des arbres, ainsi que leurs vertus médicinales. Pour l’accompagner dans ses recherches, deux serpents lui sont confiés.

Depuis ce jour, les deux serpents enroulés autour d’un bâton — symbole de la pharmacopée et de la médecine — rappellent l’héritage de Shahmeran.

Représentation et signification du serpent dans les mythes

Les serpents occupent une place centrale et multiforme dans les mythologies du monde entier. Tantôt créateurs, tantôt destructeurs, ils incarnent des forces ambivalentes :

  • Cobra protecteur dans l’Égypte ancienne (associé à Ouadjet et au pharaon).
  • Déesse créatrice en Chine (ex. : Nuwa, mi-femme mi-serpent).
  • Symbole de guérison en Grèce (le caducée d’Hermès, ou Asclépios).
  • Divinités hybrides : Quetzalcoatl (Aztèques), Atoum (Égypte), Échidna (Grèce), Jörmungand (Nordique), ou encore Méduse.

Ses attributs sont souvent liées aux caractéristiques biologiques du serpent :

  • Sa mue, symbole de renaissance.
  • Son venin, à la fois mortel et guérisseur.
  • Sa morsure, métaphore de la punition ou de l’initiation.
  • Son habitat (souterrains, grottes, eaux), qui en fait un gardien des mondes cachés.

Symbolisme et ambivalence

Le serpent, gardien des lieux sacrés

Le serpent est fréquemment associé à des espaces symboliques :

  • La grotte : Lieu souterrain et mystérieux, souvent lié aux trésors (pierres précieuses, connaissances secrètes) et aux cycles de la vie/mort.
  • Le jardin : Espace idéalisé, comme le Jardin d’Éden ou les vergers sacrés, où le serpent veille sur les fruits de la connaissance ou de l’immortalité.

Une ambivalence fondamentale

  • Source de vie : Le serpent est lié à l’eau (fleuves, sources), élément vital qui fertilise la terre et permet aux arbres de fructifier.
  • Force destructrice : Il incarne aussi les débordements (inondations, crues) et la menace (venin, étouffement).
  • Gardien de trésors : Comme la vouivre (mythe européen), qui protège des pierres précieuses (escarboucle), mais dont la cupidité des hommes déclenche souvent des tragédies.

Entre peur et vénération

Le serpent suscite des sentiments contradictoires :

Le serpent est un animal potentiellement dangereux pour l’homme, même si l’on ne peut pas généraliser cet état de fait, il incarne à la fois l’amoralité de la nature et la nature menaçante de toute chose.

C’est un animal aussi relativement affectueux, parfois vénéré, comme au Nigéria où il est très respecté.

Le serpent dans la Bible

Dans la Genèse, le serpent joue un rôle pivot :

Il tente Ève de goûter au fruit défendu (l’arbre de la connaissance du bien et du mal).
Ce geste entraîne la chute d’Adam et Ève, leur exclusion du Paradis, et les prive de l’accès à l’arbre de vie (immortalité).
Le serpent devient alors le symbole du péché originel, de la révolte contre Dieu, et de la perte de l’innocence.

Cette narration fonde une vision dualiste (bien/mal) qui influencera profondément la théologie chrétienne et la culture occidentale.

Autres perspectives psychologiques et philosophiques

Le « péché originel » comme métaphore

  • Perte de l’innocence : Le mythe biblique illustre le passage de l’ignorance à la conscience, où chaque choix engendre des conséquences (culpabilité, responsabilité).
  • Héritage médiéval : Cette culpabilité fondamentale a nourri une morale stricte, où la confession et la pénitence étaient les seuls moyens de purification.

Freud et la psychanalyse

  • Pour Freud, le serpent peut symboliser :
    • Les pulsions (libido, agressivité).
    • Un mécanisme protecteur du moi (introjection, projection).
  • Relativité des interprétations psychologiques : Contrairement à l’analyse d’une œuvre d’art (où l’artiste laisse des traces tangibles), les mythes relèvent souvent de la spéculation. Leurs origines se perdent dans l’oralité et les réécritures successives.

Une leçon universelle

L’erreur comme moteur de progression : Éviter toute expérience par peur de l’échec, c’est rester dans l’immaturité. La connaissance se construit par l’essai, l’erreur et l’apprentissage.
Le paradoxe de la pureté : Une âme « juste » et innocente peut briller comme un modèle, mais elle risque aussi d’être ciblée par ceux qui voient en elle une menace (jalousie, incompréhension).
Exemple : Les figures humanistes ou réformatrices sont souvent diabolisées avant d’être reconnues.

La sagesse de Shahmeran

Représentation de Shahmeran : L’union des contraires

shahmeran

Shahmeran est souvent représentée comme une femme à la beauté envoûtante, couronnée de cornes, dont le buste humain se prolonge par un corps de serpent, parfois entouré d’une multitude de reptiles. Ni tout à fait humaine, ni tout à fait animale, cette figure hybride incarne une harmonie parfaite : l’humain et le serpent ne s’opposent pas, ne se transforment pas l’un en l’autre, mais se complètent.

Cette fusion symbolise l’équilibre entre raison et instinct, entre sagesse et puissance sauvage. C’est précisément cette unité des contraires qui fait de Shahmeran une figure bienveillante et transcendantale, capable de dépasser les antagonismes binaires pour accéder à une connaissance supérieure.

Symbolisme et signification : Le cycle et la transcendance

Shahmeran incarne avant tout l’unité dans la diversité :

Un symbole du cycle infini, où bonté et méchanceté, vie et mort, savoir et mystère se succèdent et s’entrelacent.
Une résonance avec le saṃsāra hindou, ce cycle éternel de renaissances et de souffrances auquel sont soumis les êtres non éveillés.

Son histoire peut se lire comme une allégorie initiatique :

L’amour de Camsab pour Shahmeran représente le désir de transcendance, une quête de sens qui dépasse les limites du monde matériel.
Son sacrifice final illustre la prise de conscience : pour accéder à la sagesse, il faut renoncer à l’ego et accepter l’ambivalence du réel.
Sa bienveillance, même face à la trahison, montre que la connaissance véritable ne s’acquiert que par l’équilibre et l’abnégation.

Sources et références :

Le rapport social et contemporain à la légende de Shahmeran, en anglais.
Représentations de Shahmeran dans l’art turc.
Les mythes reptiliens dans le folklore japonais par le professeur Kikuko.
Genèse de la violence et violence de la Genèse, le point de vu psychanalyste.
Une série turque sur la légende de Shahmeran.
Crédit image ci-contre : Générée par stablediffusionweb.com.
Crédit image, Peinture : Le Jardin des Hespérides par Sir Frederick Leighton.
Crédit images, Shahmeran : Siren Üstündağ, Seher Özinan, kapatita.blogspot.com.

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    • Bonjour Pascale,
      Un immense merci pour ton message et pour l’intérêt que tu portes à ce billet !
      Shahmeran est une figure fascinante et méconnue, que j’ai découvert récemment.
      Belle journée à toi

  1. Merci Fabrice pour ta page superbement documentée sur le Serpent dans tous ses états. C’est passionnant !
    Je ne connaissais pas cette belle légende…
    J’ai appris plein de choses.
    Je connaissais plutôt que ce côté maléfique pour les Chrétiens :
    Le serpent qui devient le symbole du péché originel, de la révolte contre Dieu, et de la perte de l’innocence.
    Le serpent, tout comme les autres animaux, mérite notre respect.
    Je ne suis d’ailleurs pas du genre à hurler en voyant un serpent…
    Bon mercredi.

    • Bonjour Béa,
      Un énorme merci pour ton commentaire et pour l’attention que tu as portée à cette page !
      Tu soulèves un point essentiel : la peur a souvent façonné notre perception des animaux, et le serpent en est un exemple frappant. Dans la tradition chrétienne, comme dans beaucoup d’autres cultures, ce qui était incompris ou redouté (la mue, le venin, le mouvement silencieux) a été associé à des symboles négatifs — comme le péché originel ou la révolte. À l’époque, ces interprétations reflétaient les limites de la connaissance, tout comme certaines de nos croyances actuelles seront probablement remises en question par les générations futures.
      Ce qui est fascinant, c’est que même parmi les serpents inoffensifs pour l’homme, certaines espèces se nourrissent… d’autres serpents ! (C’est le cas de la couleuvre de Montpellier ou du python royal, par exemple.) Un comportement qui rappelle que la nature dépasse souvent nos préjugés.
      Cela dit, il est vrai que certains serpents représentent un danger réel — d’où l’importance de les connaître pour mieux les respecter, plutôt que de les craindre aveuglément. Comme tu le disais si bien, tous les animaux méritent notre considération, y compris ceux qui nous intimident !
      Belle journée

  2. Bonjour Fabrice,
    Merci pour ce billet très bien documenté. Un article d’ailleurs fort intéressant qui ne peut que qu’aider à apprécier cet animal. Ses symboles sont très forts. J’aime les animaux mais c’est mon manque de connaissance sur les serpents qui me les fait craindre. Je reconnais que c’est assez bêta. Souvent ils sont inoffensifs. Notre société n’est pas pour nous le faire aimer contrairement à d’autres cultures.
    Je te souhaite un bon mercredi

    • Bonsoir Elisa,
      Un grand merci pour ton retour qui fait plaisir à lire !
      Tu as raison : notre méconnaissance des reptiles (et des serpents en particulier) nous pousse souvent à garder nos distances et c’est tout à fait compréhensible !
      Je n’ai pas la connaissance ni l’expérience des reptiles non plus, donc je reste aussi à distance, même si je n’ai jamais eu de problèmes.
      Notre instinct est probablement aussi fortement conditionné par les expériences de nos ancêtres, et on a tous entendu des témoignages très dramatiques, sans parler de ce cadre biblique.
      Et si les rédacteurs de la bible n’avaient pu utiliser le serpent comme symbole ils auraient probablement choisi un autre bouc émissaire, le chat, l’araignée, ou le loup, et ainsi de suite.
      Belle soirée

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