Au cerf de Carthéa
« De l’arc le nom est vie, mais l’œuvre est mort. » 1
« Ses cornes rutilaient d’or, et des colliers de perles, suspendus autour de son cou, retombaient sur ses épaules.[…] Par mégarde, le jeune Cyparissus le transperça d’un trait acéré et quand il le vit mourant d’une cruelle blessure, il décida qu’il voulait mourir lui aussi. » (Ovide, La métamorphose de Cyparissus2, 10, 106-142)
La vie nous apparaît souvent telle qu’elle est que lorsque l’on devient conscient par sa disparition de sa fragilité, une petite mort qui nous pousse à revivre sous une nouvelle forme, plus bienveillante.
A l’origine parfois de cette métamorphose, le mal imputable à l’homme, volontaire ou involontaire, qui nous expulse d’une vision parfois idéalisée de nous même où assurés par certitudes nous devenons l’auteur d’erreurs irréparables.
C’est alors seulement lors de la mise à terre de l’orgueil que la métamorphose devient possible.
Ce changement de caractère prend en considération de nouvelles sensibilités, là où auparavant la focalisation sur l’idéal occultait le réel, l’horizon dégage des perspectives sur les rapports qu’entretiennent l’individu avec le monde biotique non plus à partir de sa conduite inconséquente mais selon la manière dont il interagit avec lui.
La nature est notre maison
Eco, du grec ancien oîkos (maison)
Le sentiment écologique est donc aussi vieux que l’homme et c’est une conscience qui s’est révélée dès que l’impact sur l’environnement à commencer de prendre des proportions visibles. L’on s’est rendu alors compte que nous étions capable non seulement de prendre mais de perdre, puisque ce que nous détruisons n’est parfois plus en mesure de se renouveler.
Logie, du grec ancien légô (ce dont on parle)
Il semblerait que pour l’homme contemporain la civilisation moderne représente la forme la plus irréfutable de connaître une vie saine et équilibrée, car détachée de ses anciennes et fondamentales préoccupations que sont la recherche de sa nourriture et la pérennité de son espèce.
C’est une évidence tellement ancrée qu’elle ne souffre parfois guère de contradictions, l’histoire humaine étant jusqu’alors guidée par le prestige personnel et la mise en ordre que cela nécessite, la différence devient systématiquement une opposition chaotique ne pouvant être l’œuvre que de révoltés, des fous dont les œuvres sont pourtant louées, certes à travers le prisme d’une sélection quasi canonique, reconnaissance posthume des âmes humaines, sublimées et neutralisées, car disparues.
Or tout aussi archaïques que puissent paraître les besoins de nos lointains ancêtres préhistoriques, nous ne sommes pas encore aptes à nous priver des besoins essentiels de notre existence : se nourrir, se vêtir, se laver, etc.
Sur ces besoins primaires se sont implantés d’autres, plus complexes et subtilement imbriqués, notre croissance de matière grise nous y aidant. Il est possible que cet acquis de conscience qui nous distingue dans le règne du vivant ait été stimulé par le danger. Ce danger d’une période lointaine où l’hostilité était omniprésente dans notre environnement, cataclysmes, maladies, famines, sur une planète essentiellement bleue où l’hospitalité se réduit à 30 % de terres pas forcément habitables.
Désormais libre de sa destinée après avoir vaincu les forces titanesques, l’homme devint le maître de son temps et la foudre succède au chaos, un homo sapiens devenu dieu dans son Olympe prêt à régner sur une foule de mortels, Zeus après Chronos, l’Ouroboros3 comme un serpent qui danse, cycle infini des bienfaits et des méfaits du pouvoir fascinant, samsara4 des désirs qui enchaînent.
Notre civilisation repose donc sur de fragiles bases où nous nous efforçons de tout organiser à l’image de nos besoins, réserves d’énergies, réserves de nourriture et installations qui accélèrent et facilitent l’assouvissement de nos moindres désirs, avec les conséquences sur notre environnement que nous connaissons.
Un désenchantement intemporel toujours d’actualité
Malgré cette mécanique corne d’abondance, l’origine du mal de civilisation, qui tourmente nos âmes en profondeur et qui refait surface dans nos futiles vicissitudes quotidiennes réside probablement dans cette infime, mais opaque frontière entre notre bulle humaine et la pointe acérée de la réalité d’un monde duquel nous sommes de plus en plus départis.
De notre planète nous observons d’autres terres et bien que notre observation soit nouvelle, elle nous replace toujours à notre position en nous démontrant que nous ne sommes peut-être pas le modèle que nous pensions être, la diversité observée nous offrant tant de nouveaux champs des possibles.
L’exil des âmes
Dans un élan pas toujours bienveillant de progrès « utile », notre espèce se permet avec arrogance de s’accorder le titre de sage en même temps qu’elle exerce avec assiduité tant de mesquineries pour elle même.
Devant tant de décalage entre idéal et réalité, la dignité des hommes se retrouve exilée, comme le cygne5 baudelairien.
Quand la terre devient terre des hommes et non plus terre d’hommes, le monde est en compétition avec la vie, l’impudente jeunesse de la nature se reflète dans l’impudente jeunesse des villes immortelles et l’homme dans son anthropocentrisme trouve dans cette nature indomptée soit une sympathie « vénusienne » soit une antipathie « lilithienne6 » selon l’humeur qui l’anime et l’arrange, selon qu’il se distingue ou non de ce qu’il est : un animal d’eau, de terre, de feu, d’air et d’étoile, parmi d’autres.
Dans cet ambivalent contexte à potentiel autodestructeur où l’homme fort domine, poudre, canon, bombes, les étrangers assimilés, mais jamais complètements oubliés côtoient les exilés de leur propre société, isolés par diverses raisons, mais réunis par leur potentielle humanité de ne pas faire subir ce qu’ils jugent intolérable : la domination d’une intelligence aux dépens d’une sensibilité vivante riche et variée.
La quête de la résilience écologique
Quoi de plus normal alors de se retrouver dans une nature sauvage dont le simple mot est synonyme de polysémie7, en dehors des hommes, pour dévoiler avec une abrupte pureté l’expérience de non vérité, fontaine de vie pour tous et connaissance de soi. Rapport intime entre l’homme et l’univers, spontané et naturel, la créature dans la création dans une simplicité retrouvée.
Une nature que l’on préfère montrer sous le plus beau jour, comme une répétition inlassable et nécessaire, effort désespéré de sublimer la fatale mélancolie, symptôme des idéaux illégitimes et tortionnaires de notre société imparfaite.
Une nature que l’on peut montrer féroce et amorale, pour nous rappeler les affres de notre nature instinctive et nous orienter vers un humanisme plus complet car conscient de l’illusion des contradictions apparentes.
« Rien de nouveau sous le soleil » nous disait l’ecclésiaste, l’homme réactualise en permanence des réponses à des questionnements qui le poursuive de générations en générations. Bien sûr on pourrait se demander pourquoi après tant de pensées éclairées l’homme ne dispose pas des fruits qu’il a fait mûrir, nous serions tentés de croire que cela est peut-être dû à la nature subtile de ses efforts et à la lente et indirecte influence que cela exerce sur lui mais l’ecclésiaste nous apporte aussi une réponse plus zen, « Tous les fleuves vont à la mer, et la mer n’est pas remplie ».
Dans cette quête de réponses et de retour perpétuel aux origines ce n’est que lorsqu’il remet en cause la question elle même qu’il accède à une réalité qui lui apportera une certitude désarmante: le soleil brille, pour tous.
Vivre la nature pour profiter de la vie et ne plus craindre la mort dans la mesure où cette peur ne peut plus nuire à ce qui vit.
« Ce n’est pas tant le bonheur spontané que le dédommagement réfléchi du malheur. » (J.Starobinski8)
Le soleil de la vérité
Pour conclure en beauté cette apologie de la nature avant d’entamer son anthologie poétique, voici un poème de Louis Aragon du recueil ‘les poètes’, « second intermède », nous faisons silence, je lis à voix intérieure, appréciez l’esprit :
Dans ce pays plein de cendres amères
Il va germer ce que les cieux semèrent
C’est un avril avant le temps venu
C’est un enfant de parents inconnus
Et comme au vent un peu d’eau qui frissonne
C’est un enfant qui ne tient de personne
C’est un enfant entre hier et demain
Tout le passé dans le creux de sa main
Bien sûr la vie est toujours la plus forte
Quand le soleil s’assied devant la porte
Il se regarde et s’étonne de lui
Dans les maisons que lui laisse la pluie
On a repeint tous les volets en vert
Les jours s’en vont pourtant comme en hiver
Pinçant l’oreille à leurs mêmes ciseaux
Sous le ciel noir comme l’aile et l’oiseau
Mais déjà l’oeil de l’herbe s’écarquille
Pour laisser voir le jaune des jonquilles
Un long parfum fleurit dans les passants
Une musique à leur lèvre se sent
Tout semble prêt au venir des vertiges
L’air semble fait pour ce pas du prodige
Comme un joueur cachant son point aux dés
Trahit des yeux son secret mal gardé
Un mot ferait que tout s’évanouisse
Laissez le lin traîner pour qu’il rouisse
Taisez même à dieu ce que vous rêviez
Faites semblant que c’est toujours janvier
Laissez venir cette mer haute et lente
Laissez grandir en vous comme une plante
Ce doux bonheur facilement brisé
Laissez la force aboutir au baiser
Laissez former le chant dans votre bouche
La main frémir de la main qui la touche
Et regardez dans vos miroirs troublés
Lever en vous la jeunesse du blé
À tous les printemps printemps qui ressembles
Tourne vers moi ce visage qui tremble
Verse ton vin dans mon verre ô printemps
Rends-moi mon coeur ma vie et mes vingt ans
Sombre plaisir des soirs légers demeure
Demeure en moi qui renais et qui meurs
Mue et remue amour en moi qui fuis
Comme une rame au profond de la nuit
En quelle année où sommes-nous mon âme
Tout peut changer mais non l’homme et la femme
Ni ce grand cri ni ce déchirement
Et la stupeur soudaine des amants
Tout peut changer de sens et de nature
Le bien le mal les lampes les voitures
Mêmes le ciel au-dessus des maisons
Tout peut changer de rime et de raison
Rien n’être plus ce qu’aujourd’hui nous sommes
Tout peut changer mais non la femme et l’homme
Poèmes nature
Du XVe au XXIe, extraits de poèmes, c’était hier et maintenant, ici et ailleurs, et c’est toujours dans notre nature.
XVe siècle, ‘Le printemps’
Au temps de Ver qu’un chacun prend plaisance
A écouter la musique accordance
Des oisillons qui par champs, à loisir,
A gergonner prennent joie et plaisir
Voyant les fleurs en verdures croissantes,
Arbres vêtus de feuilles verdoyantes,
Prendre Cérès sa robe jà couverte
Totalement de branche ou herbe verte,
Dame Nature aorner les branchettes
De prunes, noix, cerises et pommettes
Et d’autres biens qui servent de pâture
A toute humaine et fragile facture(Michel d’Amboise)
XVIe siècle, ‘Au fleuve de Loire’
Regarde, mon Fleuve, aussi
Dedans ces forêts ici,
Qui leurs chevelures vives
Haussent autour de tes rives,
Les faunes aux pieds soudains,
Qui après biches et daims,
Et cerfs aux têtes ramées
Ont leurs forces animées.(Joachim du Bellay)
XVIIe siècle, ‘Louange de Port-Royal’
La nature est inimitable ;
Et quand elle est en liberté,
Elle brille d’une clarté
Aussi douce que véritable.
C’est elle qui sur ces vallons,
Ces bois, ces prés et ces sillons
Signale sa puissance ;
C’est elle par qui leurs beautés,
Sans blesser l’innocence,
Rendent nos yeux comme enchantés.(Jean Racine)
XVIIIe siècle, ‘Eternité de la nature, brièveté de l’homme’
Triomphe, immortelle nature!
A qui la main pleine de jours
Prête des forces sans mesure,
Des temps qui renaissent toujours!
La mort retrempe ta puissance,
Donne, ravis, rends l’existence
A tout ce qui la puise en toi;
Insecte éclos de ton sourire,
Je nais, je regarde et j’expire,
Marche et ne pense plus à moi!(Alphonse de Lamartine)
XIXe siècle, ‘Le nid’
Arbres hospitaliers ! prêtez-leur vos ombrages ;
Sur eux avec amour penchez vos bras amis :
Non, par moi vos secrets ne seront point trahis.
Et seule, chaque jour, rêvant dans ces bocages,
Je viendrai visiter sous vos légers feuillages,
L’asile où j’ai compté quatre faibles petits.(Félicie-Marie-Emilie Ayzac)
XXe siècle, ‘L’écureuil’
Le petit écureuil fait de la gymnastique
Sur un vieux chêne morne où foisonnent les guis.
Les rayons du soleil, maintenant alanguis,
Ont laissé le ravin dans un jour fantastique.Le paysage est plein de stupeur extatique ;
Tout s’ébauche indistinct comme dans un croquis.
Le petit écureuil fait de la gymnastique
Sur un vieux chêne morne où foisonnent les guis.Tout à l’heure, la nuit, la grande narcotique,
Posera son pied noir sur le soleil conquis ;
Mais, d’ici là, tout seul, avec un charme exquis,
Acrobate furtif de la branche élastique,
Le petit écureuil fait de la gymnastique.(Maurice Rollinat)
XXIe siècle, ‘Devant la mer’
Le monde est vieux, bien sûr, mais l’aube n’a point d’âge.
Les jours sonnent, vêtus comme d’amples secrets.
Au-delà de tes mains, l’heure en vagabondage
Imprime à chaque élan on ne sait quoi de frais.Le beau ciel presque nu teint les eaux rayonnantes.
La mer adamantine a des jeux orgueilleux.
Du fond de leurs clameur, soûles, tourbillonnantes,
Les vagues à l’envi brassent le merveilleux.(Thierry Cabot)
Si la nature suscite l’émerveillement, son observation témoigne d’une conscience de l’instant dans la préciosité de l’existence, quelle que soit l’époque, quel que soit le lieu.
Éveil sur le monde et sentiment d’humilité, des sentiments et des concepts tout aussi réactualisés à travers les contextes de ces diverses époques que se régénèrent animaux et végétaux, tel l’homme, à l’image de la nature, et l’on imagine bien que cela ne commence pas au XVe siècle, mais très probablement bien avant !