À bicyclette
« La souffrance physique est finalement minime comparée au bonheur de vivre des moments de vie unique. »
Le voyage de Frédérick Carnet c’est 2833 kilomètres de Engaru au Nord de Hokkaido à Tottori en longeant la côte Est du Japon. Et en vélo c’est nouveau pour lui qui éprouve la difficulté de voyager à vélo sur de grandes distances, défi physique irréalisable sans faire quelques réglages pour soulager les appuis et les articulations, comme cette tendinite au genou éprouvée lors du tout début de son entrainement trois mois avant son départ.
Mais malgré la charge, le froid, le vent, les côtes, les casses il ne tient guère en place et n’a qu’une hâte, repartir et prendre la route !
Et la route fut parfois bien longue…
En pleine nature
« Une terre qui finira par ne plus rien nous offrir si on continue de la maltraiter. »
Cerfs, biches, forêts de sapins, rivages, océan, lorsque l’on voyage ainsi la nature sauvage est omniprésente et les rencontres nombreuses, heureusement sans finir dans le ventre d’un ours, son observation la plus insolite fût celle de macaques japonais.
Les dunes de Tottori sont une attraction touristique, en marchant des heures dans ces dunes recouvertes de neige, il voit là un symbole de ce que pourrait devenir notre planète.
De plus en plein cœur d’une zone de subduction le Japon est particulièrement exposé aux caprices de la nature :
Frédérick Carnet : La population du Japon est quotidiennement confrontée aux tremblements de terre. J’ai senti très souvent des secousses lors de mon périple de 3 mois, certaines étant parfois assez fortes. Depuis des décennies, des digues anti-tsunami ont tenté de protéger des villes et villages entiers. Même si dans la plupart des cas, ces digues sont efficaces, le 11 mars elles ne l’ont pas été…
… Lors de mon périple j’ai croisé un homme, bouddhiste qui marchait depuis Fukushima pour rejoindre Aomori, la préfecture la plus au nord de Honshu. Je lui ai posé la question : Comment les gens qui ont subi le tsunami arrivent à supporter cette violence ? Il m’a répondu qu’ils étaient fatalistes face à la force de la Nature et qu’en s’exprimant aussi violemment, elle ne faisait que rappeler aux hommes qu’elle était la plus forte.
En dehors des étendues sauvages, l’impact de l’homme sur son environnement est particulièrement flagrant, incarnation de la volonté humaine sur la nature, la manière d’interférer dans le processus naturel des plantes est parfois tout un art.
Que fait le monsieur devant ces magnifiques arbres taillés avec la même recherche esthétique que celle qui produit les bonsaïs ?
F.C. : Des monsieurs comme lui, j’en ai croisé plein tout au long de mon séjour. Cet homme en particulier était en train d’enlever avec sa serpette des minuscules trèfles de sa pelouse. Son jardin était tellement « propre ». Rien ne semblait être laissé au hasard. Pour moi cette photo est très symbolique du rapport des Japonais avec la Nature : ils l’adorent mais ont un besoin viscéral de la façonner. Je trouve ça juste incroyable et fascinant.
Une philosophie qui puise ses racines dans une ancienne croyance animiste, le shintoïsme, il est vrai bien éloignée de la notre, une religion du livre.
Mais les besoins inévitables d’une société gagnent du terrain sur une nature de moins en moins originelle comme le suggère cette autre photographie :
F.C. : Cette photo je l’ai prise un matin dans les environs proches de Hiroo sur l’île de Hokkaido. J’ai été complètement absorbé par l’effet graphique du paysage que j’avais devant les yeux. Cette colline était à proximité d’une ferme et je pense que la partie « scalpée » sert à la culture. Mais je ne sais pas de quelle culture il s’agit. Du Thé ? Je ne sais pas…
Visible et invisible ravage
« Je pense que toutes les populations rurales ont un point commun évident : vivre au calme et le plus possible en harmonie avec les éléments. »
Les photographies montrent souvent des scènes de désolation, quand l’activité humaine est stoppée nette par une force qui vient de l’océan, nos produits les plus modernes se retrouvent figés comme violemment réexpédiés à leur nature d’origine, une bien frêle condition en comparaison des terribles forces qui peuvent se jouer.
Il faut aussi ajouter à cela une menace invisible, constatée par le compteur Geiger emporté par le photographe, à proximité de la zone contaminée.
F.C. : Les quelques heures que j’ai passé chez Ono, cet agriculteur de Nihonmatsu dans la Préfecture de Fukushima furent très importantes pour moi. J’ai réellement pu prendre conscience de l’impact de la radioactivité sur le quotidien de personnes qui tirent le fruit de leur pitance grâce à ce qu’offre la terre. Le désarroi, même s’il est contenu chez ces personnes humbles, est pourtant total. Comment imaginer l’avenir quand on sait que sa récolte est impropre à la consommation ? Le pire étant que beaucoup d’agriculteurs de la région de Fukushima s’attendent à ce que des terres encore saines soient contaminées dans les années à venir, les radionucléides comme le Césium 137 se déplaçant au grès du vent et des intempéries. Il ne faut pas se leurrer. Les populations de Tchernobyl subissent encore 26 ans après les conséquences de l’accident nucléaire. Celles de Fukushima subissent les conséquences de l’accident de la centrale de Daiichi. Et ce n’est pas fini vu que la centrale n’est toujours pas sous contrôle.
Le partage
« Mes trois mois au Japon m’ont permis de comprendre qu’un simple sourire, une bonne intention permettent de se nourrir pour la journée. »
N’y a-t-il pas quelque chose de miraculeux dans notre monde à constater que nous, êtres humains, soyons malgré tout encore capables de nous comprendre par delà les différences ?
F.C. : Et heureusement ! Trop de monde sur notre planète se fout déjà assez sur la gueule pour des intérêts idéologiques, économiques et politiques. Ça fait quand même du bien de croiser des gens qui ont envie d’échanger, de partager. On se complique trop la vie. J’ai même réussi à vivre sans téléphone portable ni ordinateur ! Il m’arrivait d’aller dans des cybercafés pour échanger des mails de temps en temps, mais j’étais ravi de ne pas avoir de téléphone, ni d’ordinateur portable. De toute manière je passais mes journées dehors et le soir j’étais tellement fatigué que je dormais comme un bébé dès 20:30/21:00…
L’âme du photographe
« Je me suis rappelé que l’essentiel n’est pas le matériel qu’on utilise, mais les choses qu’on a à dire ! »
On ne pouvait tout de même ignorer le compagnon de voyage de Frédérick, un appareil reflex argentique Mamiya RZ 67, un des deux appareils survivants à l’arrêt de son activité publicitaire, un boitier évidemment choyé.
F.C. : Ah, mon Mamiya ! C’est un très bon appareil avec de très belles optiques à obturateur central. S’il tient le coup (et j’en prends très soin), je continuerai à shooter avec ce boitier et du film noir & blanc. Ce n’est pas un boitier très pratique car il est lourd (et le 65 mm est une grosse optique) mais je trouve facile de travailler avec. Je faisais des photos de mises en scène de sport avec en utilisant 3 ou 4 flashes en même temps… alors shooter du paysage ou des personnages statiques, j’ai presque envie de dire que techniquement c’est très facile !
A noter deux travaux antérieurs (entre autres) qui ne relèvent pas du hasard, une série de photos de maitres d’arts martiaux japonais (Budo Senseï) en collaboration avec son ami Leo Tamaki et une autre « Le projet inachevé » sur le thème de la ruralité dans son petit village. Prochaine étape de Frédérick, un long voyage à vélo sur le thème de l’insularité et la nature l’année prochaine sur l’île du feu et de la glace, l’Islande. Une aventure humaine probablement tout aussi enrichissante, bonne route !
Propos recueillis par Zip, photographies © Frédérick Carnet