« Les climats, les saisons, les sons, les couleurs, l’obscurité, la lumière, les éléments, les aliments, le bruit, le silence, le mouvement, le repos, tout agit sur notre machine, et sur notre âme. »
Jean-Jacques Rousseau — Les confessions
Ce qui est beau n’est pas forcément aimable
Avant toute chose, je pense qu’il faut préciser un point crucial.
En effet, il faut distinguer la beauté de la préférence personnelle.
J’aime une œuvre, car elle me plait, derrière cette simplicité évidente, légitime et imparable, il y a une forme de subjectivité.
Or en toute bonne foi, on ne peut pas réduire tout ce qui ne nous plait pas à un échec esthétique.
Il m’arrive d’apprécier une œuvre d’art par le talent qui est déployé, tout en sachant que ce n’est pas quelque chose qui me plait ou me parle.
Apprécier l’art au-delà de la première impression est moins abstrait lorsque l’on endosse le rôle de créateur, on peut alors apprécier à sa juste valeur la technique, le temps consacré, la passion, derrière l’œuvre exposée.
Et surtout, on peut tout simplement reconnaitre que si certains éléments de notre histoire étaient différents le penchant que l’on prête aux autres pourrait être aussi le sien.
Ainsi la beauté ne se limite pas toujours à nos propres gouts.
Il y a donc derrière ce concept quelque chose de plus grand.
Un idéal matérialisé de la spontanéité
Quand on observe des poissons ou des fleurs sauvages, dans un environnement qui leur est favorable, on constate que chaque individu est « beau ».
Ils s’avèrent très semblables les uns des autres et dénoués de défauts particuliers.
Chacun se rapproche le plus d’un modèle idéal, une espèce de patron qui façonne les uns et les autres.
Ainsi à chaque être vivant correspond un modèle, ce qui est beau est ce qui s’en rapproche le plus.
Le moindre changement nous éloignant du modèle, notre perception de la beauté se délite et tend vers le laid.
Le beau dans ce cas est un patron qui correspond à la moyenne de la somme de ses sujets.
En design, on parle souvent de dessein.
Dans la nature, on peut émettre l’hypothèse qu’un « dessein » est régi par les lois de la physique puis par d’autres qui en découlent.
L’organisme qui répondra le plus efficacement à ces lois sera le plus « beau » et l’on pourra voir en lui « une merveille de la création ».
(Notons qu’il y a donc toujours quelque chose de très conventionnel finalement dans tout processus créatif, malgré tous les artifices déployés pour nous donner l’apparence du contraire.)
Le design est une interprétation plutôt lucide de l’esthétique, il se rapproche de « lois » et y fait correspondre un dessein, idée ou concept, avec du style.
Chaque créateur est en quelque sorte un démiurge qui édicte ses propres lois, façonne ses créatures et leur imprime un style unique, qu’il soit peintre, photographe, sculpteur, etc.
Par delà l’émotion
Vous allez me dire oui, mais quand j’admire un paysage, c’est quand même plus qu’apprécier des lois, d’origines physiques et mathématiques.
C’est aussi une manière d’apprécier l’instant, le déroulement spontané du temps où nous avons notre place comme tout être vivant.
C’est se reconnecter au temps présent, c’est comme apprécier une œuvre vivante, avec ses sentiments.
Oui, mais analytiquement c’est bien reconnaitre dans le visible la signature des forces invisibles à l’œuvre.
Il n’y a pas d’opposition définitive entre ce que l’on voit de nos yeux et ce que l’on conceptualise.
On a vu précédemment la relativité de nos propres gouts, nous avons aussi la possibilité de transmuter nos préjugés.
Ne dit-on pas que la beauté est dans l’œil de celui qui regarde.
L’observateur à ce pouvoir de choisir, mais, comment est-ce possible ?
De la loi du plus fort à la conscience
L’être humain est une créature issue de l’évolution et cette évolution n’a pas de commencement bornable, juste un mur où la connaissance se heurte.
La vie qui nous caractérise est ainsi incluse dans ce processus évolutif au commencement seulement imaginable.
Un processus pas très moral, dans le sens où cela commence par des particules qui s’amalgament ou se détruisent, puis par des organismes qui se dévorent les uns les autres.
Une suite sans fin de création et de destruction qui détermine l’essence du vivant et qui se retrouve dans nos plus profondes motivations.
Des instincts qui façonnent alors nos civilisations parfois sur le terreau d’un ressentiment envers la nature et d’une exploitation cynique des ressources humaines, animales ou végétales.
Nous allons même jusqu’à reproduire le principe de compétition entre semblables et ne réfléchissons guère de manière constructive jusqu’à ce qu’une destruction totale esquisse la réalité de sa menace.
Ainsi l’on comprend parfaitement cette phrase de Tristan Bernard, « L’humanité qui devrait avoir six mille ans d’expérience retombe en enfance à chaque génération. »
Ces processus tenaces enracinés dans la nature même de notre monde sont toutefois dévoilés par nombre d’entre nous, et c’est bien la preuve que l’évolution peut prendre une autre voie.
Revenons à la vie en développement, pour croitre et évoluer, il y a un besoin croissant d’énergie et la vie devient une patate chaude qui se balance perpétuellement entre l’inerte et le mouvant.
L’optimisation ultime de ce mouvement nécessite une course à l’armement des pouvoirs possibles.
Au-delà d’être une simple machine organique, à travers ce besoin permanent de s’adapter quelques espèces vivantes développent une conscience.
Même si nous ne sommes que des hominidés vivants dans une brume qui recouvre une croûte terrestre nous avons une faculté étonnante et paradoxale, la conscience.
Le pouvoir de l’esprit
Impossible de toucher physiquement ce qu’est la conscience.
Et pourtant cela a révolutionné notre monde.
Notre cerveau s’étant considérablement développé, l’esprit a vu ses capacités décuplées.
L’esprit est comme un simulateur extrêmement sophistiqué et difficilement appréhendable.
Imaginez un accès à une réalité virtuelle qui se superposerait au monde réel.
De quoi décupler émotions et imagination, des outils qui peuvent venir contrarier notre définition de la beauté et lui procurer diverses valeurs.
Ainsi devant le réel se surajoute un autre monde intérieur, basé sur la mémoire de sensations et d’émotions accumulées.
Une telle complexité acquise engendre des paradoxes tels qu’être émerveillé devant un paysage de neige alors qu’il est inscrit dans notre mémoire d’hominidé que c’est un environnement très hostile à notre survie.
Les différentes échelles du biais
Notre perception sensible du monde n’est qu’un aperçu limité d’une réalité plus vaste.
Nous prenons une douche et nous nous rapprochons de notre singularité, débarrassée de millions de particules et de quelques êtres vivants microscopiques dont nous sommes généralement recouverts.
Et notre propre corps est plus habité par des bactéries que par nos propres cellules.
Entre la vie organique et tous les éléments chimiques inertes qui nous entourent, nos sens bien adaptés parviennent à nous présenter le monde d’une manière filtrée.
Un filtre qui distinguerait clairement les entités vivantes ou inertes selon leur densité propre.
Une optimisation due à l’adaptation de notre espèce qui nous permet de survivre plus efficacement.
Dans ce mécanisme sont présentes des nuances, certaines espèces perçoivent même d’autres ondes, sons, images, etc.
Notre intelligence permet de le concevoir, mais nous restons tout de même ancrés à une vision du monde très anthropocentrée.
Une vision qui crée notre réalité pour notre vie, mais qui nous fait prendre conscience par ses limites que dans nos certitudes quelque chose peut nous échapper.
Une multitude de mondes cohabitent, le monde des voisins, le monde du chat, le monde de l’oiseau, le monde étrange des photographes, etc.
À chacun ses codes et ses règles.
Et c’est en prenant conscience de tout cela que nous avons obtenu parfois laborieusement nos progrès les plus grands.
Par rapport au monde qui nous entoure, avec par étape, le géocentrisme, l’héliocentrisme puis l’absence de centrisme.
Par rapport aux espèces, la protection des baleines, des éléphants, du loup, des singes, grâce à l’éthologie.
Par rapport à nous-mêmes, l’abolition de l’esclavage, la lutte contre les racismes.
À chaque ouverture de l’esprit, un nouveau paradigme apparait et tend notre réalité vers un monde meilleur.
Le pouvoir est un outil que seul le désir élève
Le réel nous touche et façonne notre esprit, et notre esprit façonne le réel à son tour.
Notre capacité à simuler le monde jusqu’à en modifier les paramètres, dans notre esprit, notre capacité d’imagination, tout ceci à permis de développer des cultures diverses et variées.
Et tout autant de concepts de la beauté différents, avec souvent comme impératif de réinventer le plaisant et de l’adapter.
Nous l’avons vu, la conscience révèle l’esprit, et ceci alors que ce sont les processus les plus amoraux qui l’ont produit.
On ne peut donc pas rester totalement fâché avec la nature.
Il y a dans ce paradoxe apparent la promesse d’un apaisement et d’une réconciliation.
Et c’est cela que tend à protéger l’intuition écologique, à la fois un projet ouvert au futur et une résilience salvatrice.
Mais le concevoir, le connaitre, avec spiritualité ou pédagogie ne peut suffire, même les artistes ne peuvent que l’inspirer.
Parce que c’est notre patrimoine à tous et qu’il appartient à chacun d’évoluer.
En faisant parfois des erreurs ou en souhaitant changer.
C’est le fondement de la liberté.
Le sens de la photo nature
La photo nature révèle une beauté brute qui nous émerveille d’autant plus qu’elle se fait de plus en plus rare à nos yeux de civilisés vivants dans des villes.
Comme beaucoup de photographes notre art est en quête du merveilleux dans l’ordinaire.
Nous soulignons ainsi ce que nous ne prenons plus le temps de voir.
Une vie plus naturelle est perdue, ce qui nous inquiète c’est la disparition de ce qui aurait pu permettre un équilibre entre notre monde d’humains et le monde naturel qui a permis son émergence.
Pas symboliquement dans un autre continent, mais concrètement à quelques kilomètres de nos foyers se joue le destin de notre héritage naturel.
Pour que puisse survivre un monde où les oiseaux chantent et où les animaux peuvent se retrouver ailleurs que dans des livres.
Si tout cela venait à disparaitre, nous risquerions de vivre dans un monde suffocant et aseptisé, il n’y aurait plus à voir, et notre regard ne serait plus inspiré.
Rien ne viendrait plus saborder notre sentiment de toute-puissance.
Mais peut-être avons-nous tort, peut-être peut-il subsister une étincelle d’âme dans un tel futur angoissant, laissons-nous cette possibilité.
Mais sommes-nous prêts à payer le prix de tant de gaspillage ?
Doit-on encore attendre la finalité du délit avant d’en comprendre l’ignominie ?
Chaque art est une ode aux sens qui nous animent, au monde qui nous porte, une reconnexion à nos émotions et un barrage symbolique contre cette raison froide qui toujours sévit.
À défaut de réponse, réchauffons nos âmes et allumons ensemble la flamme de passions simples qui se contentent de peu.